Au moment où nous célébrons la dernière Journée des droits humains de cette décennie, nous nous retrouvons là où nous avions commencé – dans la rue. À Hong Kong, au Nicaragua, en Algérie, au Liban, en Iran et ailleurs, des gens marchent, bravant les balles, les passages à tabac et la prison, pour exiger la fin d’un gouvernement répressif et irresponsable, rejeter des élites corrompues ou réclamer leurs droits.

Sont-ils naïfs ? Ou bien ont-ils connaissance de quelque chose d’important et de puissant ? Qu’en est-il de ces avocats et communautés qui bravent l’injustice au tribunal, de ces enquêteurs qui assemblent méticuleusement des dossiers sur les crimes violant les droits humains ? Que penser des journalistes qui exposent au public les faits qu’on a voulu enterrer, ou encore des défenseurs et activistes qui persuadent les gouvernements, les entreprises et les autres acteurs qui ont du pouvoir – en faisant pression sur eux ou en les amadouant – de défendre la dignité humaine ?

En fait, ils persistent parce qu’ils connaissent le pouvoir de la protestation et de la résistance, ils savent l’efficacité de l’idéal des droits humains, même si le bilan de la décennie écoulée offre peu d’encouragements.

De 2010 à 2012, des mouvements de protestation ont balayé l’Iran et une bonne partie du monde arabe. Mais en 2019, de tous les pays qui ont connu le Printemps arabe, la Tunisie reste la seule à avoir accompli la transition vers la démocratie. Chez ses voisins, les soulèvements ont été suivis d’une recrudescence de la répression et de guerres brutales. Des centaines de milliers de personnes sont mortes, des millions ont été blessées et des dizaines de millions déplacées. Les pertes, en termes de vies humaines, de ressources et de potentiel gâché, sont incalculables.

Il y a dix ans, les smartphones et les plateformes sociales, qui aidaient à lancer les manifestations, étaient célébrés comme des vecteurs de changement positif, ouvrant des espaces pour s’exprimer et permettant de s’organiser en échappant au contrôle des gouvernements autoritaires. Désormais on les voit davantage comme des facteurs de division, permettant la surveillance, envahissant notre vie privée et sapant les soubassements économiques de la presse libre.

Ceux qui ont cherché refuge, fuyant la violence destructrice et la répression, ont rencontré une vague de xénophobie. Des politiciens qui étaient depuis longtemps relégués aux marges du pouvoir surfent sur un discours plein de références à des menaces culturelles, économiques et sécuritaires, qui cible souvent les musulmans, les réfugiés ou les personnes LGBT – n’importe quelle incarnation de « l’autre » –, afin de se frayer un chemin vers son centre. Ils sont parfois maintenus à flot par des opérations médiatiques ultrapartisanes et souvent malhonnêtes.

Dans les plus grandes démocraties du monde – l’Inde, le Brésil et les États-Unis –, les plus graves menaces planant sur les droits humains et la démocratie proviennent de présidents élus qui encensent ouvertement des dictateurs, diabolisent les minorités et sapent l’état de droit, mettant les populations vulnérables encore plus en danger.

Il serait facile d’allonger la liste des revirements : les promesses du Soudan du Sud, qui a accédé à l’indépendance tout récemment en 2011, désormais embourbées dans la guerre ; le Myanmar, où l’icône prodémocratie qu’était Aung San Suu Kyi a fini par faire l’apologie du nettoyage ethnique et de crimes contre l’humanité ; la Tanzanie, où les médias et la société civile subissent encore plus durement contrôles, arrestations et assassinats. Quant à la Russie, en 2011 un mouvement de protestation avait bon espoir de faire changer les choses, mais depuis Vladimir Poutine a de fait resserré son emprise sur le pays et renforcé son influence internationale.

Peut-être aucun pays du monde n’est-il plus emblématique de ce recul que la Chine, où certains analystes occidentaux promettaient allègrement que l’essor de la prospérité apporteraient des avancées des droits humains et de la démocratie. Loin de là : le président Xi Jinping s’est servi des fruits du développement pour mettre en place un autoritarisme renforcé de façon algorithmique et dont l’ambition de contrôle s’avère d’une ampleur sans égal.

Et pourtant …

Les manifestants descendant dans la rue au Liban et ailleurs ne consultent aucune feuille de scores mondiale, ne calculent pas leurs chances. Ils démontrent qu’un pouvoir qui n’a pas de légitimité peut être rappelé à l’ordre par des mouvements locaux qui se battent pour que chacun ait à rendre compte de ses actes, et au final, pour que les droits humains soient respectés. L’ouverture initiale de l’Éthiopie vers un espace plus démocratique, que nous observons avec le président Abiy Ahmed, nous informe que certains dirigeants semblent avoir retenu la leçon, en dépit des autocrates qui fanfaronnent sur la scène mondiale.

Ce n’est pas seulement lors des manifestations de rue ou des crises nationales que nous voyons les outils et valeurs des droits humains fonctionner avec succès.

Les millions de femmes et de filles qui sont courageusement sorties du rang pour rendre public ce qu’elles ont vécu, en réponse à l’appel #MeToo de Tarana Burke, ont bâti un mouvement mondial exigeant la fin des violences sexuelles. Des journalistes persévérants se sont emparés des récits du comportement prédateur de Harvey Weinstein, qui circulaient dans les potins de Hollywood, pour en faire l’actualité internationale, et dans le monde entier, des reportages d’enquête ont exposé les abus misogynes d’autres influentes personnalités – tout cela sous le nez d’un président américain qui n’hésite pas à faire étalage de sa misogynie. Les syndicats et les groupes de défense des droits des femmes se sont battus avec succès pour un nouveau traité international protégeant de la violence et du harcèlement sexuels au travail. De manière inégale sans doute, mais impossible à arrêter, les procès judiciaires, les nouvelles réglementations, la remise à plat des normes ayant cours sur le lieu de travail et l’activisme constant créent de nouvelles protections en faveur du droit fondamental des femmes à ne pas subir de harcèlement et de violence.

Sous l’impulsion des plaintes déposées, des changements dans les cultures et du fait que les législateurs s’adaptent aux mutations des sociétés, le respect des droits des personnes LGBT progresse dans le monde. Un combat d’arrière-garde, mené par des réactionnaires tels que la Russie et les États-Unis, qui dénonce l’« idéologie de genre » et s’oppose aussi bien aux droits reproductifs des femmes qu’aux droits LGBT, a suscité à la fois une défense énergique et de profondes mutations de l’opinion publique.

Dans le cadre de mille luttes à petite échelle, l’inscription des normes des droits humains dans le droit national et international aide à traduire en justice les auteurs de crimes de guerre, à protéger les droits fonciers et environnementaux des communautés menacées par le développement et à forcer les entreprises à prendre leurs responsabilités en matière de droits humains.

Dans le monde entier, les défenseurs locaux des droits humains ne comptent pas seulement sur le courage de leurs propres convictions – enracinées dans leurs propres expérience, culture et combats –, ni même sur la force de la loi de leur pays : ils font aussi partie d’un écosystème mondial qui a en commun des normes, des institutions, une collaboration stratégique et une communication, formant un réseau résistant qui devrait être alimenté et entretenu.

Ce réseau sera plus nécessaire que jamais face à ce qui reste l’échec marquant de cette décennie, et le grand défi de la prochaine : l’urgence climatique.

Il y a dix ans, à Copenhague, les États sont parvenus à esquisser un consensus scientifique sur le réchauffement de la planète. Par contre ils n’ont pas réussi à s’entendre sur un accord contraignant, permettant d’agir significativement pour l’arrêter. Ils ont fait mieux à Paris en 2016, mais cela n’a pas empêché les émissions de continuer à augmenter, alors que de puissants climatosceptiques comme Trump repoussent l’accord et que même ceux qui admettent l’urgence du problème n’arrivent pas à faire les compromis nécessaires pour freiner puis arrêter l’accroissement de la concentration de CO2 dans l’atmosphère.

Le changement du climat entraîne déjà des conflits, crée des phénomènes climatiques extrêmes, menace la santé et restreint l’accès à l’eau. Ses effets sont destinés à empirer et affecteront toutes les facettes des droits humains.

Mais un nouveau mouvement social mondial prend son essor, à l’école et dans la rue. Les normes existantes portant sur l’eau, la santé, les désastres humanitaires et les moyens de subsistance offrent un cadre propice à la responsabilisation des États et des entreprises qui abusent, afin de les inciter à passer à l’action.

Même si nous sommes de retour là où nous étions au début de la décennie, nous savons maintenant ce qu’il faut réaliser, nous avons les outils, et, comme les manifestants, nous connaissons la valeur de la persévérance.